Le Faucon de Sébastopol (Almanach annuaire de l’Eure, 1876)
Devant Sébastopol, dans la journée du 4.11, au plus fort du bombardement, notre armée fit une perte regrettable ; il ne s’agissait pourtant que d’un faucon, mais il faisait les délices des gardes des tranchées par l’amusant spectacle qu’il leur donnait chaque jour. Il avait été amené en Crimée par un zouave qui le tenait d’un chef arabe ; les grands seigneurs Algériens ont presque tous un goût très prononcé pour la chasse au vol. Le zouave, ne pouvant plus lancer son faucon contre le gibier, plus rare en Crimée qu’en Afrique, dressa l’oiseau à fondre sur un mannequin Russe coiffé d’une casquette ; il l’habitua à rapporter cette casquette dans ses serres. Quand la nouvelle éducation du faucon fut terminée, il l’emporta avec lui dans les tranchées et le lança. L’oiseau prit son vol, aperçut des Russes couchés dans leurs embuscades, fondit sur l’un d’eux, enleva sa casquette et revint à tire-d’aile apportant son butin à son maître. On cria Bravo sur toute la ligne des parallèles ; les Russes étaient stupéfaits. Le faucon fut lancé une 2eme fois ; les sentinelles ennemies lui envoyèrent une volée de balles qui se perdirent inutilement. L’oiseau s’envola à une grande hauteur, et nos adversaires purent croire qu’il s’était envolé pour toujours ; ils se recouchèrent derrière leurs abris ; soudain une sorte de pelote noire sembla se détacher du ciel, tomba avec une surprenante rapidité sur une embuscade et décoiffa de nouveau une sentinelle. Les Bravos redoublèrent dans nos lignes : les Russes étaient furieux.
Plusieurs officiers envoyèrent chercher les fusils de chasse à Sébastopol ; ils attendirent le retour du faucon ; l’oiseau ne tarda pas à s’abattre sur un factionnaire après avoir plané pendant quelques temps. Les chasseurs qui le guettaient tirèrent, ils le manquèrent ; l’un d’eux envoya même une charge de plomb dans le dos d’un soldat qui, stupéfait de recevoir une blessure par derrière, et ahuri par la douleur, se mit à courir vers nos tranchées, où il fut reçu avec tous les égards dû au courage malheureux. Le faucon continuait néanmoins le cours de ses exploits ; toute la garnison était accourue derrière les remparts, chacun suivait anxieusement du regard les péripéties de la chasse aux casquettes.
Lorsque l’oiseau partait de nos lignes, les assiégés portaient aussitôt la main à leur coiffure, mais le faucon savait si bien choisir son temps qu’il pressait toujours quelqu’un des assiégés en défaut.
Les Russes commençaient à s’impatienter vivement de se voir à la merci du faucon. Un oiseau bravant 20.000 hommes, il y avait de quoi exaspérer une armée ! Les rires de nos troupes, surtout, outraient les Russes, ils envoyaient des volées de mitraille sur tous les points où ces rires éclataient. Un incident grotesque mit le comble à la fureur de l’ennemi.
Un général chargé de visiter les batteries, parut avec son état-major ; le faucon remarqua ce groupe qui se détachait du reste des troupes, et trouva sans doute la casquette du général plus belle que les autres, il la lui enleva. Il y eut dans l’armée ennemie un cri d’indignation générale, cette clameur stridente dérouta probablement le faucon. Au lieu de revenir vers nos tranchées, il alla placer la casquette sur un grand mât de signaux, puis se percha sur les cordages ; on lui envoya plus de 1000 balles. Effrayé par les sifflements des projectiles, il parut hésiter ; il prit son vol, laissa la coiffure du général à la cime du mât et revint vers nous à tire-d’aile. Aussitôt, un Russe s’élança vers le mât et grimpa vers le sommet pour rapporter la casquette du général ; malheureusement pour ce pauvre diable, les francs-tireurs tenaient à prolonger la plaisanterie, le Russe fut atteint par plusieurs balles avant d’être arrivé au but. Plusieurs des marins détachés au service des batteries renouvelèrent sans succès cette tentative dangereuse ; il fallut laisser la casquette où elle était. Nos soldats se mirent alors à chanter le fameux refrain : As-tu vu la casquette du Père Bugeaud ?
Si tu ne l’as pas vue, la voilà !...........
Les clairons accompagnaient.
Nos soldats savaient, au besoin, improviser des couplets. On composa sur le champ une complainte qui fit le pendant de celle du pantalon noisette de Menschikoff. On la rédigea au crayon, on la roula autour d’une balle, et les avant-postes la lancèrent aux Russes. Ils avaient les paroles, et ils eurent le loisir d’entendre l’air. On chanta la complainte jusqu’au soir, le tout semé de coups de fusils et de coups de canon.
La chasse au faucon avait trop égayé l’armée pour ne pas recommencer souvent ; on n’imagine pas à quel point en était arrivée la rage de la garnison. Chaque jour, on ajoutait de nouveaux couplets à la complainte ; on exposait au-dessus des parapets les casquettes enlevées par l’oiseau, comme les sauvages exposant dans leurs camps les chevelures de ceux qu’ils ont scalpés. Enfin, ces scènes désopilantes, eurent un dénouement tragique. Dans la journée du 4.11, le pauvre faucon fut sans doute rencontré par un boulet pendant qu’il s’élevait en l’air.
Un bout d’aile tomba dans la tranchée nous annonça le malheur.
Les Russes furent ainsi délivrés de leur persécuteur.
Il y a tout lieu de croire qu’ils ne pleurèrent pas sur son trépas.