Ce curieux événement fut relaté en 1858, dans « l’Almanach de l’Eure », par monsieur Julien Hervieu qui en fut un témoin oculaire :
« Pendant la guerre de Crimée, les journaux américains de Californie inséraient, comme une sorte de défi, en tête de leurs colonnes : « Sébastopol n’est pas pris ». Un jour, ces quatre mots disparurent, et, en même temps, la population française lisait avec bonheur, en tête du journal consacré à la défense de ses intérêts : « Sébastopol est au pouvoir des armées alliées ; Américains, inclinez-vous ! ».
Un enthousiasme extraordinaire se manifesta à cette nouvelle parmi tous les Français de San-Francisco et des mines ; car, si l’on aime son pays en France, cet amour est bien plus vif encore dans ces lointaines contrées, où le nom et le prestige de la mère patrie protègent seuls ses enfants exilés volontaires.
Une commission nommée pour les négociants Français, Anglais et Sardes, s’occupa immédiatement d’organiser une fête splendide pour célébrer la grande victoire : 6.000 souscripteurs répondirent à l’appel de cette commission ; des mineurs firent de 200 à 400 km pour se joindre à leurs frères de San-Francisco.
Un mois plus tard, une immense tente, pavoisée des drapeaux alliés et des drapeaux américains, s’élevait dans South parc. Un autel magnifiquement orné était dressé à l’entrée.
A midi, Français, Anglais et Sardes, unis par la même pensée de gloire, partaient du haut de la rue du Pacific, drapeaux et tambours en tête, pour se rendre à South Parc, où un banquet splendide avait été dressé par les soins des cuisiniers français ; à l’arrivée des drapeaux alliés dans South Parc, 101 coups de canons saluèrent le succès de nos armes. Un prêtre français monta à l’autel et entonna le « Te Deum » qui fut chanté et accompagné par 100 musiciens des différentes nations alliées, après avoir remercié le "Tout-puissant" de nous avoir donné la victoire, on entonna en chœur les chants nationaux des divers peuples représentés au banquet ...
Partout on avait joint le drapeau américain aux drapeaux alliés, et toutes les autorités de San-Francisco avaient été invitées et assistaient à cette fête.
Les chants finis, chacun entra dans la tente et prit sa place au banquet. Entre autres pièces remarquables composant le menu du repas, tels que bœufs et moutons rôtis tout entiers et placés debout dans leur position naturellement baptisée du nom de « tour Malakoff ». Au moment où la joie était la plus vive, où sous l’influence d’une cordialité sans réserve, tous les cœurs s’épanchaient en conversations intimes et en joyeux propos, on proposa l’assaut de la tour Malakoff. En une minute elle fut mise en pièces, et les débris volèrent de tous côtés, les drapeaux alliés furent plantés sur le piédestal qui supportait le pâté ; ..mais alors commença une scène de désordre dont ma plume est inhabilité à retracer les péripéties.
Profitant de la distraction générale causée par l’assaut en miniature de la tour malakoff en sucre, 300 ou 400 individus sans aveux, commandés par le fameux charles Douane (assassin de renom qui fut, depuis, chassé par le comité de vigilance), s’introduisit dans la salle du banquet, en se glissant sous la toile : quelques-uns d’entre-eux renversèrent les drapeaux alliés et y substituèrent le drapeau américain dans le seul but d’occasionner du désordre et d’en profiter pour voler tout ce qui se trouverait à leur portée ; en une seconde, ils furent foulés aux pieds et leur drapeau mis en pièces : leurs acolytes voulurent les défendre, la mêlée devint générale : Tout fut brisée ...
En se resserrant seulement autour de cette poignée de « Loosers », les alliés les eussent étouffés, malgré les armes dont ils étaient abondamment pourvus et dont ils n’osèrent cependant pas faire usage ; une circonstance les sauva. Il était à craindre que les français qui n’habitaient pas San-Francisco confondissent les Anglais honnêtes avec cette bande d’Américains indignes de ce nom ; avisés par leurs alliés, ils durent rester dans l’inaction, de peur de frapper leurs amis ; ceux qui connaissaient cette populace échappée de tous les bagnes du monde purent seuls prendre part à la lutte, et suffirent cependant à les mettre en fuite. L’exaspération était à son comble.
L’autel avait été dépouillé de ses ornements ; on porte dessus le drapeau américain qui servait de signe de ralliement à ces misérables ; il fut vendu aux enchères pour 2 cents (10 centimes), jeté dans la boue et foulé aux pieds par ceux qui étaient restés autour de l’autel. Une collision devenait imminente entre les étrangers et les américains de San-Francisco, qui couraient aux armes.
Les alliés se réunirent autour de leurs drapeaux respectifs, auxquels vinrent bientôt se joindre les drapeaux de Pologne et du Chili, et, tambours en tête, cette manifestation parcourut toutes les rues de San-Francisco en chantant des airs patriotiques. Les boutiques étaient fermées ; aucun cri, aucune insulte ne fut dirigée contre la puissante colonne. Heureusement, car chacun avait ses armes, chacun était prêt.
On se rendit au Consulat de France. M. Dillon était absent ; mais Mme Dillon reçut le drapeau qu’on venait de mettre sous la garde du consul. Par un geste plein de dignité et de noblesse, elle s’enveloppa dans les couleurs nationales ; elle sut trouver dans son cœur des paroles pleines d’un accent vraiment national. Courageuse femme, je suis bien loin, aujourd’hui, de cette contrée où souffrent tant de mes compatriotes, mais c’est encore un bonheur pour moi de renouveler l’hommage de mes sentiments de reconnaissance que tous, alors, nous vous avons voués.
En quittant le Consulat de France, on se rendit au consulat anglais, où on déposa les autres drapeaux.
Aucune figure hostile ne s’était présentée à nous, mais à dix heures du soir, lorsque chacun avait regagné son domicile, une contre-manifestation parcourait les rues de la ville, ayant à sa tête l’étendard des Etats-Unis accroché à la même hampe que le drapeau Russe ; la bande qui les portait était composée de la "lie du peuple de San-Francisco", elle fut féliciter par le consul Russe (nous ignorons sur quoi), et elle se sépara après avoir tenté de briser quelques devantures de boutiques françaises.
Elle eut, cependant, un bon effet moral, car elle avait donné aux étrangers l’occasion de se compter ; les Américains connaissaient nos forces, et ce sentiment devenait, du moins pour nous, une cause de tranquillité dans l’avenir ».