- Dominique T. a écrit:
- Je m'interroge quand même sur leur motivation.
Si c'est le refus de l'acte additionnel, pourquoi attendre le début des hostilités (15 juin) et ne pas avoir rejoint Louis bien plus tôt...
On se rappellera les mots de Blücher lui-même à leur sujet....
Pour vous éclairer, voici quelques mots de la justification de Clouet ("Quelques notes sur la conduite de M. le comte de Bourmont en 1815") :
« Elevé sous l'empire, ne connaissant d'autre maître que Napoléon, je l'ai servi constamment jusqu'à la fin de 1813, où je fus fait prisonnier par les Prussiens. Jusque-là, j'avais presque ignoré l'existence des princes de la maison de Bourbon; et si l'un d'eux eût alors réclamé mes services, il n'eût obtenu de moi qu'un refus. Je n'ai jamais compris qu'on pût servir deux maîtres, et, à tort ou à raison, Napoléon était alors le mien.
Je rentrai en France à la fin de 1814. La vue de la cocarde blanche me causa une douleur mêlée de honte; elle me semblait imposée par une armée prussienne , et je refusai de la porter. J'étais dans l'intention de quitter le service, et j'allai voir M. le maréchal Ney, pour lui faire part de mes intentions. Il avait fait ma fortune militaire; il m'accueillit avec bonté, me parla des princes, de leurs vertus, de leur loyauté, de leurs malheurs ; il me dit que l'abdication de l'empereur me rendait ma liberté, et m'engagea à servir encore.
Je voulus d'abord voir les princes. Je me rendis aux Tuileries ; j'y fus témoin d'une scène qui ne s'effacera jamais de ma mémoire. Je rencontrai là plusieurs de ceux que j'appelais mes camarades et mes amis. Après m'avoir parlé du roi et des princes dans les termes les plus méprisants, la porte s'ouvrit, et on annonça le roi : ces mêmes hommes se précipitèrent sur son passage, se disputant un de ses regards. Pour moi, je me tins à l'écart, et je regardai passer tous ces princes. Leur aspect, la confiance avec laquelle ils regardaient tous ceux qui les entouraient, le souvenir confus de leurs malheurs, la noblesse et la bonté qui brillaient dans leurs regards, firent sur moi une telle impression, qu'ils avaient passé depuis longtemps, et j'étais encore à la même place. Je me sentis tout à coup baigné de larmes, et je me retirai en désordre, craignant de laisser voir une émotion dont j'étais en quelque sorte honteux. Je pris à l'instant ma résolution : je retournai auprès de M. le maréchal Ney, et je repris auprès de lui mes fonctions de premier aide-de-camp.
Je puis affirmer que, jusqu'aux événements désastreux de 1815, M. le maréchal ne m'exprima jamais que des sentiments loyaux à l'égard du roi et des princes ; il avait aussi le cœur trop droit pour servir deux maîtres, et la trahison ne triompha de lui qu'au dernier moment. On a prétendu qu'en quittant le roi, il avait déjà dessein de le trahir : cela n'est pas vrai; on peut en croire celui qui a été honoré de sa confiance. Ses intentions étaient loyales ; et il a fallu toute l'obsession et la perfidie des hommes qui l'ont conduit dans l'abîme, pour lui faire oublier des devoirs, qu'il regardait alors comme sacrés.
Au souvenir de ces événements, mon cœur se brise de douleur... J'ai vu tomber un des plus grands hommes de guerre dont la France s'honore; j'ai vu avilir en peu d'heures une âme droite et généreuse; et il m'a fallu abandonner celui qui m'avait longtemps tenu lieu de père, auquel je devais toute ma fortune militaire.
Dans cette inexprimable angoisse, je rencontrai M. le comte de Bourmont, que j'avais connu en Allemagne, et qui jouissait d'une haute estime dans l'armée. Je trouvai en lui des sentiments qui me semblaient d'accord avec ceux qui m'étaient imposés par ma nouvelle position. Je m'attachai à lui, et nous revînmes ensemble à Paris. Il rendit compte au roi des événements dont il avait été témoin, et attendit des ordres qui n'arrivèrent point.
Nous apprîmes presque eu même temps le départ du roi et l'existence d'un ordre d'après lequel M. le Comte de Bourmont, M. le colonel Dubalen, moi et plusieurs autres devions être arrêtés. Je l'avouerai, accoutumé à des dangers d'une autre espèce, celui-là fit une profonde impression sur mon esprit. Etre jeté dans une prison pour avoir fait ce qui me semblait être le devoir; tomber entre les mains d'un homme qui, après s'être servi de notre dévouement pendant quinze ans, nous méprisait au point de se jouer des serments qu'il nous avait lui-même permis de prêter ! Je ne puis dire tout ce qui se passa alors dans mon âme; mais beaucoup de mes camarades, qui furent comme moi soumis à cette terrible épreuve, me comprendront certainement.
Bientôt les puissances étrangères se coalisèrent contre la France. Des proclamations prussiennes, vraies ou supposées, circulaient dans l'Est et jusqu'à Paris; il y était question du rétablissement de la république; quelques expressions pouvaient faire craindre le démembrement, et on n'y faisait nulle mention du roi. C'est alors que je fus en proie à toutes les incertitudes si bien décrites par M. de Bonald. « Dans ces temps malheureux, dit-il, la difficulté n'était pas de faire son devoir, mais de le connaître. » J'avais la ferme volonté de le remplir: mais combattu, d'un côté, par mes anciennes habitudes, la reconnaissance que je devais à M. le maréchal Ney, l'horreur de me trouver dans des rangs opposés à ceux de mes anciens compagnons d'armes, et, de l'autre, par le cri de ma conscience, qui me disait que je devais remplir les nouveaux engagements que j'avais contractés librement, tout me jetait dans une perplexité qu'on pourra peut-être concevoir. Je demandais à tous ceux que je rencontrais, où était l'honneur, où était le devoir, ce qu'il fallait faire pour bien faire : les uns souriaient de pitié, ou cachaient leur propre embarras sous le silence; les autres me répondaient selon leurs sentiments ou leurs intérêts.
M. le comte de Bourmont fut le seul qui me traça un plan de conduite propre à me satisfaire. « Nous ignorons, me dit-il, les véritables intentions des puissances étrangères; le roi ne nous a point laissé d'ordres, et nous n'avons aucunes nouvelles de lui. La France est en péril; de graves événements peuvent la troubler dans l'intérieur; elle peut être morcelée, anéantie par les étrangers; il faut, avant tout, la défendre, et rester à l'armée aussi longtemps que notre présence y sera d'accord avec nos devoirs envers le roi. On me propose le commandement d'une division; on n'exige point de serment; je pars, voulez-vous me suivre? » Cette proposition fixa toutes mes irrésolutions; je reconnus le véritable chemin du devoir, et je suivis M. de Bourmont, en qualité de chef d'état-major de la division.
Nous nous rendîmes à l'armée de la Moselle, commandée par M. le général Gérard. Lié à M. de Bourmont par d'anciennes relations et une estime réciproque, nous ne lui avons jamais dissimulé nos sentiments; il peut l'affirmer lui-même. Je citerai un exemple qui paraîtra peut-être de peu d'importance, mais qui prouve que nos sentiments ne lui étaient point cachés, il me faisait quelquefois la guerre avec bonté au sujet d'une fleur de lis que je portais sur une croix de la Légion-d'Honneur; mais, voyant mon obstination à la conserver, il ne m'en parla plus.
Cependant les événements s'amoncelaient autour de nous; les étrangers serraient de plus en plus nos frontières ; la France leur répondait par une des plus belles armées qu'elle eût jamais mises sur pied, animée d'un enthousiasme qu'il serait difficile de décrire. M. le comte de Bourmont, malgré la douleur qu'il éprouvait en combattant sous un drapeau ennemi de son roi, faisait taire ses affections, et ne voyait que le danger de la France, lorsque parut l'Acte additionnel aux Constitutions de l'empire. Cet acte fut adressé à tous les corps de l'armée, et il était prescrit à chaque officier d'y apposer son adhésion ou son refus. Dès lors tout était changé pour nous. M. de Bourmont vit qu'il ne pouvait plus rester à l’armée sans se rendre coupable envers le roi; il signa et motiva son refus. Je suivis son exemple.
Dès ce moment, il dut se considérer comme ayant perdu son commandement. Il voulait aller trouver le général Gérard pour lui faire part de la résolution où il était de se retirer; je fis tous mes efforts pour l'en dissuader. « J'ai comme vous, lui dis-je, la plus haute estime pour le caractère de M. le général Gérard ; je suis convaincu qu'il est digne de votre franchise, et qu'agissant avec pleine liberté, il ne fera contre vous rien qui soit indigne de lui; mais il est entouré de gens qui ne lui ressemblent pas; le chagrin que vous lui causerez sera facilement pénétré, on le compromettra et on le forcera à vous faire arrêter. » Je suppliai longtemps M. de Bourmont de changer de résolution; il finit par se rendre à mes instances, mais il voulut voir une dernière fois le général. Je n'ai point connaissance de ce qui se passa dans cette entrevue; mais, à son retour, M. de Bourmont me parut fermement disposé à quitter l'armée, et à rejoindre le roi le plus tôt possible. Il savait que je partagerais son sort, quel qu'il fut, malgré la répugnance que j'éprouvais à traverser une armée étrangère.
Il fil venir M. le général Hulot, commandant aujourd'hui à Lyon, et qui commandait alors la première brigade de sa division ; il ne lui cacha rien de ses projets, et lui remit le commandement de l'état-major. Cet officier, qui était alors fort attaché à M. de Bourmont, et qui m'honorait aussi de son amitié, passa la nuit avec nous dans les épanchements d'une confiance que nous avons toujours crue sincère. « Je vous connais trop, nous disait-il, pour penser que vous fassiez rien contre le devoir, mais il me serait impossible de le trouver là ; je reste avec les hommes qu'on m'a confiés, et je souhaite que nous nous retrouvions dans des temps meilleurs; nous pouvons nous tromper l'un ou l'autre, mais nous avons la conviction mutuelle que nous suivons, chacun de bonne foi, ce que nous croyons être le devoir. »
Plus de seize années se sont écoulées depuis cette époque, et je puis ne pas rendre exactement les expressions de M. le général Hulot; mais il existe, il est homme d'honneur, et il peut dire si les sentiments que je viens d'exprimer n'étaient pas alors les siens. Je le prie aussi de dire hautement si jamais M. de Bourmont l'engagea à le suivre.
Avant de partir, M. de Bourmont écrivit à M. le général Gérard une lettre que M. le maréchal a pu conserver, et dont il a certainement gardé le souvenir. S'il la possède encore, il ne serait pas indigne de lui de la faire connaître, on peut même s'étonner qu'il ne l'ait pas fait plus tôt, elle exprime avec simplicité et franchise les sentiments de M. de Bourmont, les motifs de sa conduite, l'impossibilité où il est de rester plus longtemps à l'armée, et les regrets qu'il éprouve en la quittant.
Le 14 juin, à trois heures du matin, nous nous séparâmes de M. le général Hulot; nous étions escortés par une quinzaine de chasseurs : nous arrivâmes bientôt à la hauteur des avant-postes prussiens. Là, M. de Bourmont ne voulut permettre à aucun des chasseurs de le suivre; il renvoya l'escorte, et ne fut accompagné que par quatre ou cinq officiers qui, comme lui, avaient refusé de signer l'Acte additionnel. Nous gagnâmes le premier poste prussien, en promettant au général un silence absolu sur tout ce qui concernait l'armée française. Je dois croire que chacun de nous a tenu parole, car aucun n'a quitté M. de Bourmont. On nous tint plus de douze heures, nous faisant passer de poste en poste jusqu'au quartier-général du maréchal Blücher. Les Prussiens étonnés croyaient que nous passions dans leurs rangs. Cette supposition et l'horreur que j'éprouvais en me trouvant au milieu d'une armée qui naguère me traitait en ennemi, m'ont laissé un souvenir qui ne s'effacera jamais. C'était sans doute le plus grand sacrifice que je pouvais faire à l'accomplissement de ce que je regardais alors, et que je regarde encore aujourd'hui comme mon devoir. »
Clouet évoque la lettre écrite par Bourmont à Gérard.
La voici :
« Mon général, si quelque chose au monde avait pu, dans les circonstances actuelles, me déterminer à servir l’Empereur, cela aurait été votre exemple et mon attachement pour vous, car je vous aime et vous honore bien sincèrement. Il m’est impossible de combattre pour un gouvernement qui proscrit mes parents et presque tous les propriétaires de ma province. Je ne veux pas contribuer à établir, en France, un despotisme sanglant qui perdrait mon pays, et il m’est démontré que ce despotisme serait le résultat certain du succès que nous pourrions obtenir. On ne me verra pas dans les rangs étrangers. Ils n’auront de moi aucun renseignement capable de nuire à l’armée française, composée d’hommes que j’aime et auxquels je ne cesserai de prendre un vif intérêt. Mais je tâcherai d’aller défendre les proscrits français, de chasser loin de la Patrie le système des confiscations, sans perdre de vue la conservation de l’indépendance nationale. J’aurais donné ma démission, si j’avais pu croire qu’on m’en laissât le maître. Cela ne m’a point paru vraisemblable dans le moment actuel, et j’ai dû assurer, par d’autres voies, ma liberté, afin de ne pas perdre tout moyen concourir au rétablissement d’un meilleur ordre des choses en France. J’éprouve un profond chagrin à l’idée de la contrariété que vous causera mon départ. Pour vous éviter un désagrément, j’exposerais cent fois ma vie, mais je ne peux pas renoncer à l’espoir d’être utile à mon pays. Toujours, et quoiqu’il arrive, je conserverai pour vous l’attachement le plus sincère et le plus respectueux. »
Clouet écrit pareillement à Gérard :
« Mon général, les motifs qui déterminent le départ de M. de Bourmont sont aussi les miens, et il faut qu’ils soient bien puissants pour que je me résolve à quitter une armée remplie de mes mais, et commandée par un chef dont le caractère noble et les grands talents inspirent à la fois le respect, l’attachement et une confiance sans bornes. Mes amis vous diront, mon général, tout ce qu’il m’en coûte pour suivre ce parti. Il me faut cette conviction intime que je fais par là le bien de mon pays, pour abandonner tout ce qu’on trouve sous vos ordres. Je suis avec le plus vif chagrin et un profond respect. »