Ce petit récit, intitulé :"un souvenir de 1812", malheureusement anonyme, fut raconté pour la premiière fois, dans 'l'Almanach-annuaire de l'Eure de 1858".
"J'avais 20 ans, j'étais fourrier : nous étions à la distribution sous les arcades de la place principale de Puycerda, en Espagne. On nous avait fait droguer (passe-moi le mot) environs deux heures et demie. Le commis aux vivres arrive, commence sontravail et je m'aperçois qu'il me soustrait environ dix livres de viande. Je réclame, un peu énergiquement peut-être. il m'apostrophe insolemment ; ma foi, j'oublie le galon du collet du vivrier, et je lui envoie en pleine poitrine un coup de poing qui le jette dans les balances ; la charge était trop forte, la balance se rompt. une heure après, on battait aux fourriers. On se rend à l'ordre chez l'adjudant qui dicte ma cassation et mon renvoi au 84e de ligne, 2eme bataillon, comme caporal de grenadiersau fort de Roses. je partis l'oreille basse, la bourse peugarnie, le havresac léger, mais j'écrivis à ma mère que je venais d'être nommé caporal de grenadiers. elle crut à un avancement parcequ'il y avait mutation,et m'adressa courrier par courrier, quatre écus de six francs, que le vaguemestre du 84eme me compta à mon arrivée.
Quatre écus de six francs, c'était une fortune. j'étais justement de garde, le lendemain, à l'avancée. je vois d'ici la poste, la petite barrière, le corps de garde à gauche. Dans la vieille guérite, il y avait écrit : "Barbe,sergent au 84e. Respect à l'Empereur, amour pour Joséphine " Non pas joséphine l'impératrice, mais Joséphine la blanchisseuse, une jolie normande aux yeux bleux comme le ciel d'Espagne, aux cheveux blonds comme ceux d'une Allemande, avec un sourire, mais un sourire !....Dieu de dieu !...Barbe l'aimait et la gardait-il précieusement.
Donc, Barbe, le sergent Barbe, commandait l'avancée et j'étais son caporal.
-Caporal, me dit-il, nous la montons donc ensemble cette première ?
-J'ai cet honneur, mon sergent !
-Et nous l'arrosons un peu ce bouquet ?
-Quatre écus de six francs !
-Quatre écus ! Ohé ! joséphine, par ici joséphine, quatre écus !
Joséphine arriva. Vers les cinq heures du soir, tout le monde était tranquille, la jolie Normande nous apporta peu de vivres, mais beaucoup de liquides. A neuf heures, tout le poste était tellement chauffé que chaque grenadier, à l'exemple du sergent barbe, devenu rouge comme une écrevisse cuite, ôtait successivement son col, sa capote, etc....A dix heures, on était en chemise, en guêtres et en bonnet de police ; quant à la ronde, on n'y pensait guère, elle ne venait qu'à minuit.
Cependant, les Espagnols auxquels la gracieuse Joséphine avait acheté le sucre et l'eau de vie anisée pour les avoir à meilleur compte, étaient allés prévenir leurs compatriotes de la petite débauche projetée par nous. Joséphine avait parlé.
Il était dix heures et demie. Nous avions oublié le factionnaire, auquel on avait porté une bouteille. le bruit d'un coup de feu retentit.
-Bon! Voilà Jacques qui appelle pour qu'on le relève !
-Aux armes ! crie le factionnaire d'une voix vibrante, Aux armes ! C'est l'ennemi !
Et notre camarade rentre au poste en faisant feu une seconde fois.
on n'était pas tout à fait dégrisé, mais on était ferme et disposé. chaque grenadier, dans la tenue indiquée avait pris son fusil, sa giberneet son sabre. la petite barrière vole en éclats sous l'effort des Espagnols.
-Laissez un des battants du poste ouvert ! s'écrie Barbe ; Tous à droite, derrière moi, et feu à mon commandement !
-L'ordre est exécuté, Barbe place sa puissante épaule contre le battant fermé. Les Espagnols arrivent.
-Feu, les autres ! reprit le sergent, quand les six premiers hommes ont rechargé.
On n'avait chacun que trois cartouches : ce fut bientôt épuisé. l'ennemi arrivait à la porte ; il avait lancé cinquante hommes sur nous. barbe, tenant son fusil comme une lance, frappait chaque Espagnol, qui s'approchait à sa portée.
tout à coup, au commandement "En avant !' jeté par le sergent Barbe nous entendîmes l'officier Espagnol crier "Altras! En arrière !
Nous nous élançons sur ses pas, toujours dans la même tenue, chemise au vent, fusil au poing, souliers et grandes guêtres. les espagnols croient avoir des diables à leurs trousses, ils prennent la fuite.
cette lutte avait été entendue du grand poste. Le commandant de la place avait été prévenu, la garnison avait pris les armes, elle sortait, nous croyant tous égorgés. Nous revenions victorieux, mettre nos vêtements, lorsque le commandant, apercevant ses hommes enbannière volante, fait apprêter les armes et mettre en joue.
-Redressez arme, s'écrie Barbe, c'est nous !
l'explication fut donnée, Barbe...la cause qui nous avait amenés à nous présenter devant l'ennemi et devant notre ucommandant dans cet niforme peu réglementaire.
Le maréchal Suchet, auquel on envoya le rapport de la nuit, adressa l'ordre du jour suivant :
Le sergent Barbe, pour avoir négligé ses devoirs de chef de poste, est suspendu pour un mois. le caporal et les dix hommes de garde seront détenus quinze jours à la citadelle.
A l'expiration de leur peine, les coupables paraîtront devant la garde assemblée, et le commandant leur remettra à tous, sergent, caporal et soldats, la croix de la légion d'honneur, que je leur accorde au nom de l'Empereur.