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.....Les Grognards de Cabrera.... (Sources P.Pélissier et J.Phélipeau).
En plaçant sur le trône espagnol son frère Joseph, après l'abdication du roi Charles IV, Napoléon n'avait pas songé à une résistance sérieuse en Espagne. En mai 1808, le pays se souleva, mais le nouveau roi put entrer à Madrid grâce à la victoire de Médina (14 juillet). Quelques jours plus tard, le général Dupont capitulait à Bailen, dans les défilés de la Sierra Morena. Un traité fut signé, mais vite violé et les soldats français restèrent prisonniers en Espagne. Ils connurent la pire misère d'abord sur les pontons de Cadix, puis sur l'îlot de Cabrera.
De Noël 1808 aux premiers jours d'avril 1809, les soldats de Napoléon, les vaincus de Bailen, ont eu le temps d'apprendre la patience, le courage, d'aller au plus profond de la désespérance et de l'honneur.
Sur les pontons de Cadis, gros navires ventrus privés de mâts et de gouvernail, ancrés au large de la rade, ils ont tout supporté....la faim, la promiscuité, la maladie et la mort. Sur les ponts, dans les cales, ils ont cependant organisé leur survie. Ils se sont voulus, pour cela, insensibles aux odeurs pestilentielles qui rôdaient d'un étage à l'autre, insensibles aussi à la vermine qui les harcelaient, à la boue et à l'humanité qui suintaient de partout, envahissaient le moindre recoin.
Ils ont également appris, par expérience, que l'on peut tromper la faim de cent manières, en mâchant quelques haricots, en grignotant un vieux quignon de pain, en cuisinant d'étranges ragoûts où voisinaient des tiges de botte et des morceaux de ceinturon découpés en lanières.
Restait la soif, permanente, lancinante. Une soif qu'ils ne parviendront jamais à étancher. Le 3 avril 1809, ils croient leur cauchemar achevé...pressés par les marins espagnols, bousculés par les hommes en armes, les prisonniers passent de leurs prisons flottantes sur des navires prêts à prendre la mer...seize bateaux dont les voiles se gonflent déjà, encadrés par cinq bâtiments de guerre, trois pour l'Espagne et deux pour l'Angleterre.
Ils sont sept ou huit mille qui rassemblent leurs maigres bagages, empilent quelques hardes et roulent les hamacs qu'ils ont improvisés sur les pontons. Il leur semble que le port de Rochefort est bien proche...ils savent, en effet, que c'est là qu'ils doivent être délivrés. Du moins le traité de Bailen le dit-il.
A vrai dire, aucun d'entre eux ne veut prendre pour argent comptant les menaces des Andalous qui, chaque jour, venaient en curieux, ancrer leurs barques à portée de voix des pontons.
Les jours en mer ne sont qu'une sorte de trêve. Le pire attend encore les soldats de l'Empereur et les civils entraînés dans la débacle, hommes, femmes et enfants qui ont eu le tort d'habiter l'Espagne bien avant que Napoléon installe son frère sur la terre des Bourbons. Le pire c'est une île, au large de palma de Majorque, l'îlot de Cabrera.
De l'avant des bateaux, qui courent vers la terre, la côte paraît austère, presque hostile....une falaise sèche, sans faille, sans creux. Ils espèrent pourtant, car ils espèrent toujours. Et ils croient même avoir raison quand les seize navires franchissent une passe, se glissant dans une baie où tout est calme et repos...la mer cesse de s'agiter, les eaux sont claires, les collines verdoyantes coulent doucement vers la mer. Même le vieux fort, sur son promontoire, paraît bonasse, veillant seulement sur le silence et la paix.
Poussés à l'eau, jetés sur les plages, les soldats de l'Empereur croient à cette paix retrouvée. Il leur prend envie d'être heureux. Eux, qui n'ont quitté ni les pontons ni les bateaux depuis près de cinq mois, cherchent un moment leur équilibre de terriens et aspirent à pleins poumons un air que n'empuantit plus les odeurs de sueur, de vomissure, de cadavre en décomposition.
Ils retrouvent de vieux réflexes oubliées sur les pontons...aussitôt à terre, ils se regroupent par régiments et par compagnies. Ici les marins de la garde, là les dragons, ailleurs les gendarmes et les légionnaires
(ne pas confondre ces unités de légion avec la future légion étrangère qui sera crée par Louis-Philippe le 9 mars 1831). Les plus audacieux partent même en expédition....ils veulent connaître, avant la nuit leur nouveau domaine.
Ils ne vont pas loin, l'obscurité les arrête en chemin. le crépuscule qui cache l'horizon, les collines, puis les buissons, leur offre encore une occasion de rêver et de trouver douce cette première nuit passée sur le sol rocailleux qui laboure les flancs et les dos...les plus hardis ont déjà découvert un chemin...et s'il y a un chemin...
Fourbus, mais riches d'espérence, ils s'endorment les uns après les autres, serrés autour de foyers improvisés dont les braises rougeoient doucement. Le 6 mai 1809 est une rude journée pour les déportés de Cabrera. la déception est immense, l'abattement général....le chemin se perd dans les broussailles...les Espagnols n'ont laissé aucun vivre, seulement quelques chaudrons qui serviront peut-être un jour.
Il n'y a sur l'île ni village ni maison, pas même une hutte. Rien strictement rien, si ce n'est quelques traces de cendres dans le fort, un petit champ de blé à peine poussé, un âne qui ne demande qu'à se laisser apprivoiser, et quelques chèvres, maigres bestioles qui ne profiteront à personne....elles disparaissent le jour même, affolées, sautant d'une falaise, vers la mer pour échapper à une horde de chasseurs....1000 ou 2000 soldats, affamés, criant, hurlant, se déchirant aux branches d'arbousier, se blessant aux roches coupantes et qui voient leurs proies se dérober à l'instant où ils croyaient s'en saisir.
Il y a quant même une source. Un timide filet d'eau qui coule dans une auge de pierre taillée. Et devant la source, une file d'attente qui ne cesse de s'allonger, une habitude qui s'installe déjà autour du point de vie.
le 7 mai 1809 ajoute l'angoisse de tous. les Espagnols apportent enfin des vivres...Les officiers en assurent le partage, une répartition rapide tant les rations sont maigres...chaque homme reçoit cinq cent grammes d'un pain déjà dur, parfoi moisi, moins de cent cinquante grammes de fèves, une poignée de riz ou de vermicelle, quinze ou seize grammes d'huile, une misère....Une misère et un festin.
Les soldats s'éloignent vite de la plage, se retrouvent par petits groupes, allument des feux, cuisinent les légumes, coupent le pain, ajoutent au banquet quelques biscuits cachés dans leur poche. Il leur faut plusieurs semaines pour comprendre que les Espagnols ne leur apporteront cette portion congrue que tous les quatre jours, à la condition que la mer soit calme, que le marché de Palma ait été suffisamment approvisionné ou que les marins de corvée n'aient pas autre chose à faire.
Les déportés de Cabrera avaient soif, ils auront faim. La faim et la soif. Deux tourments qui justifient tout...le commerce qui va naître, la pêche qui va s'organiser, les vols qui vont se multiplier, le désespoir de ceux qui renonceront, le courage des autres qui chercheront à fuir, le meurtre aussi et l'antropophagie même. Il faudra exécuter un grognard qui avait dépecé pour le manger un cuirassier.
...... A...Suivre......